The National - L'auteur-compositeur nous parle de son nouvel album « Middle Eastern » et de sa passion pour la liberté artistique.
À 17 ans, Mehdi Rajabian avait un avenir prometteur, à la fois activiste et multi-instrumentiste. Vivant à Mazandaran, dans le nord de l’Iran, il avait même fondé sa propre entreprise et son propre site Web, Barg Music, qui enregistrent des disques d’artistes féminines solos – qui n’ont pas le droit de chanter seules dans la région - et où les aficionados peuvent découvrir et écouter des sons alternatifs.
Mais il y a presque six ans, son monde a été bouleversé. Le 5 octobre 2013, Rajabian, alors âgé de 22 ans, a été arrêté les pasdarans (IRGC) et envoyé dans la célèbre prison d'Evine, à Téhéran. Il a été accusé d'avoir insulté les valeurs de l'islam et de faire de la propagande contre le régime.
Qui est Mehdi Rajabian ?
Rajabian a été arrêté peu de temps après la sortie de l'album History of Iran Narrated by Setar. Le Setar, un luth iranien, est le principal instrument de Rajabian. En expliquant l'album sur sa page Facebook, Rajabian a déclaré qu'il s'agissait de « l'absurdité » de la guerre Iran-Irak. Il a été accusé de d’avoir collaboré avec des chanteurs « clandestins » (« underground ») en Iran. Les pasdarans ont fermé son studio, interdit l’album et confisqué tous les disques durs qui contenaient des morceaux.
« En Iran, n'importe quoi dans l'art peut être un délit », a déclaré Rajabian au The National. Comme Rajabian, de nombreux artistes mondiaux n’ont pas de liberté artistique. L'année dernière, 60 artistes ont été emprisonnés dans 13 pays, selon un rapport de l'ONG Freemuse, qui défend la liberté artistique. Neuf d’entre eux ont été arrêtés en Iran.
Les conditions à Evine ont été terribles pour Rajabian. Il a été placé en isolement pendant trois mois et il a dû partager des cellules avec des trafiquants de drogue et d'autres criminels, sans accès aux services de base tels que les soins médicaux.
Alors que la situation se détériorait, Rajabian a entamé une grève de la faim pour protester contre sa condamnation. Après plus d'un mois de grève, il a perdu 15 kg, ses reins en ont beaucoup souffert et il a commencé à vomir du sang. Un de ses amis, Vahid Nasiri, un autre militant qui était aussi en grève de la faim, est mort de faim en décembre 2018. Rajabian craignait de mourir aussi, a-t-il ajouté, mais les autorités iraniennes ont fini par céder aux pressions internationales et elles l'ont libéré sous caution.
De Johnny Depp à Ai Weiwei : les fans célèbres de Rajabian
Bien que peu d'artistes iraniens aient soutenu Rajabian, craignant d'être puni par le régime, un soutien important lui a été apporté de l'extérieur du pays, estimant que sa peine d'emprisonnement était injuste.
Des organisations telles qu'Amnesty International et Freemuse se sont battues pour sa libération dans le cadre de la campagne « L'art n'est pas un délit », soutenues par des célébrités telles que l'acteur Johnny Depp, le chanteur Peter Gabriel et l'artiste Ai Weiwei. Rajabian a passé plus de deux ans en prison, dont trois mois en isolement, avant d'être finalement libéré. « Je pense qu’il y a deux choses qu'un être humain ne devrait pas dans sa vie. L’une est l’isolement cellulaire, qui tue l’âme, et l’autre, la grève de la faim, qui tue son corps », a -t-il dit.
Un album de 100 musiciens de la région
Lorsqu'il était en prison, Rajabian a eu l'idée de son nouvel album, Middle Eastern, qui a été publié par Sony Music le mois dernier. L'album comprend une centaine de musiciens d'Iran, de Turquie, du Yémen, de Palestine, de Syrie, du Liban, d'Irak, de Jordanie, d'Oman, d'Égypte, de Bahreïn, du Tadjikistan et d'Azerbaïdjan. Rajabian a communiqué avec eux via Internet après sa sortie de prison, car il lui est interdit de voyager à l'étranger.
L'album est un riche éventail de sons. Il présente notamment Alfares du Yémen, le musicien tadjik Omar Teymoorov et les frères Sakhnini de Palestine. Il y a 11 morceaux et chacun a sa propre ambiance. « Je pense qu'à cette époque et dans cette histoire, les pays du Moyen-Orient avaient besoin d'un tel projet et qu'il fallait le faire du point de vue du Moyen-Orient, dans chacun de ses pays et dans les langues du Moyen-Orient, parce que notre philosophie l’exigeait, dit-il.
Même les artistes visuels qui ont travaillé sur le disque, le peintre turc Zehra Dogan et le photojournaliste Reza Deghati, qui a conçu la couverture, ont passé des années en prison en Turquie et en Iran à cause de leur art. Dogan a été condamné en mars 2017 pour avoir peint la destruction d’une ville majoritairement kurde, le drapeau de la Turquie flottant au-dessus des décombres. Son emprisonnement a provoqué un tollé international, notamment une fresque murale réalisée en 2018 par le street artiste britannique, Banksy, à New York.
De quoi parle l'album ?
Rajabian dit que le message de l'album est contre la guerre et que le disque soutient les droits humains. « Nos musiciens ne se sont jamais rencontrés, mais si vous écoutez les chansons, vous vous rendrez compte que leur atmosphère est empreinte des mêmes sentiments, ce qui témoigne de la douleur commune de notre peuple. Au moins, nous avons réussi à faire entendre notre voix au monde avec la musique comme arme », a-t-il déclaré.
« Le Moyen-Orient a besoin de paix intérieure, qu’il s’agisse de violation des droits humains, de guerre, d’oppression, de questions de liberté ou autres. En tant que musicien, je dois porter cet appel avec toutes les régions de ce pays, par la musique. Parce que la musique est un langage commun et constitue un bon prétexte pour unir nos nations afin de porter ensemble un message de paix. »
Les musiciens présentés sur l'album ont vécu différentes épreuves. Alfares faisait de la musique même s’il vivait dans une pauvreté abjecte. Un autre musicien qui ne peut pas être nommé pour des raisons légales a composé l’une des mélodies de la chanson alors qu’il était en mer, fuyant son pays par bateau.
Un livre accompagnant l'album sera également publié prochainement, a déclaré Rajabian. Bien qu'il n'ait pas été finalisé, il dit qu'il s'agira d'un mélange de musique, de peinture, de danse et de photographie. « La paix joue un rôle très important dans cet album. C'est ce que notre peuple veut vraiment. De l'autre côté, pour quelqu'un comme moi qui est totalement interdit dans son pays, faire de la musique est un moyen de se battre pour la liberté de la musique et de l'art. »
« J'ai choisi mon chemin il y a des années, et l'important pour moi est de créer de l'art »
L'album commence en Turquie et se termine en Iran, racontant une histoire. « Pour moi, le message et l'histoire de la musique sont toujours importants. Les peintures de Zehra Dogan, bien sûr, contribuent à l’histoire du projet afin que nous puissions plus facilement faire passer notre message. »
Rajabian a maintenant 29 ans. Bien qu'il soit sorti de prison, il pourrait encore être mis derrière les barreaux à tout moment puisqu’il est condamné à trois ans de prison avec sursis. En plus d’être interdit de voyager, il n’est pas autorisé à étudier. « Les autorités iraniennes isolent des individus comme moi pour que nous ne puissions rester que chez nous. En ce qui concerne les pressions du régime, les gens ont peur de me parler, ce qui entraîne une privation totale de tout », a-t-il déclaré. « En prison ou hors prison, cela ne fait pas grande différence car je suis limité et confiné à la maison dans les deux scénarios. J'ai choisi mon chemin il y a des années et l'important pour moi est de créer de l'art afin de pouvoir injecter mes pensées artistiques dans la société. »
Le fait que Rajabian ait pu proposer l'idée de l'album en prison montre que l'art ne peut être supprimé. « Si je me fais arrêter à nouveau pour cet album, je travaillerai sur mon prochain projet en prison », dit-il. « Je me bats en créant de la musique - et la musique ne pourra jamais être arrêtée. »
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