vendredi 10 octobre 2025

Iran : un projet de loi sur la « contre-infiltration »

 Pendant des années, les agences de sécurité iraniennes ont traité par défaut leurs contacts avec le monde extérieur comme des soupçons : elles ont arrêté des étudiants pour des bourses, harcelé des universitaires après des conférences et menacé des journalistes pour avoir parlé à des médias étrangers. Ce qui est nouveau, ce ne sont pas les comportements, mais les formalités administratives. Le Majlis (l’organe législatif du régime) codifie actuellement ces pratiques bien ancrées avec le projet de loi « Contre l’infiltration des services de renseignement », présenté en juillet 2025 et adopté en procédure accélérée depuis, qui fait passer officiellement l’État de l’intimidation informelle à la criminalisation légale.

Le principal changement réside dans la sécurité juridique des anciennes habitudes. En vertu de ce projet de loi, tout Iranien invité à étudier, à faire de la recherche ou à participer à une conférence à l’étranger doit obtenir l’approbation préalable du ministère du Renseignement (VEVAK). Le ministère publiera une liste annuelle des gouvernements et institutions « autorisés » ; toute coopération avec toute personne ne figurant pas sur cette liste devient une infraction passible de six mois à deux ans de prison. Pendant des années, les universités et les services de renseignement locaux ont discrètement exercé ce veto. Le projet de loi le transpose simplement dans la loi, transformant la pression discrétionnaire en interdiction générale.

Contrôle des médias
La clause sur la presse fait de même. Les interviews avec des médias étrangers nécessiteront une autorisation préalable via un portail du VEVAK ; les contacts avec des médias financés par les États-Unis ou Israël pourront être punis jusqu’à six ans. L’envoi de photos ou d’images à l’étranger en période de « crise ou de troubles » est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans. Rien de tout cela n’est conceptuellement nouveau : depuis au moins 2009, les autorités ont détenu ou diffamé des journalistes pour « coopération avec des médias ennemis ». Le projet de loi officialise cette stratégie et externalise la censure par crainte de poursuites, contraignant même les journalistes prudents et les journalistes citoyens au silence.

Les ONG, syndicats, associations professionnelles et partis iraniens font depuis longtemps l’objet d’un contrôle opaque sur leur financement. Le projet de loi transforme cet environnement en une responsabilité stricte : aucun financement provenant d’ambassades, de gouvernements étrangers ou d’organisations non iraniennes ne sera versé sans l’approbation tripartite du ministère des Affaires étrangères, du VEVAK et des services de renseignement du CGRI. Toute violation entraînera la dissolution, des peines de prison pour les directeurs et une interdiction d’activités culturelles ou sociales pouvant aller jusqu’à quinze ans. Le message est clair : ce qui était autrefois une ligne rouge imprévisible est désormais un mur statutaire.

Criminalisation des échanges
La production culturelle est également concernée. Les films, livres ou œuvres d’art considérés comme « produits sous la direction d’étrangers », ou les œuvres qui « présentent l’Iran de manière négative », peuvent faire l’objet de poursuites ; les sanctions incluent des amendes indexées sur les coûts de production et l’exclusion définitive des services publics. La collaboration internationale, même avec des organismes comme l’UNESCO, est interdite sauf ratification explicite du Parlement. De même, le double contrôle des bourses (enseignement supérieur + VEVAK) intègre un contrôle idéologique à la mobilité universitaire. Le fil conducteur de cette politique est connu : l’apprentissage n’est licite que s’il est loyal.

Le résumé de l’article 1 par Khabar Online ratisse large : toute personne « sous la direction ou la formation » des services étrangers, d’organisations internationales, d’entités non iraniennes, de l’Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran (OMPI/MEK) ou de « sectes déviantes », en « conflit explicite » avec les « principes de la Révolution ». Les actes courants – interviews non autorisées, partage de données, contacts avec des médias figurant sur la liste noire – sont passibles de six niveaux de sanctions pouvant aller jusqu’à 15 ans et entraîner la confiscation des biens et l’interdiction d’emploi à vie. Point crucial, la compétence des tribunaux révolutionnaires, le VEVAK et les services de renseignement du CGRI étant désignés comme organes d’enquête, effaçant ainsi toute apparence de surveillance indépendante.

Le moment choisi n’est pas fortuit. Le 1er octobre 2025, le Conseil des gardiens a approuvé la loi complémentaire « Renforcer les sanctions pour espionnage et collaboration avec des États hostiles », élargissant ainsi l’exposition à la peine capitale au titre de la « corruption sur Terre ». Ensemble, ces textes créent un continuum juridique où une activité professionnelle ordinaire peut être qualifiée d’espionnage et où la dissidence peut être qualifiée de passible de la peine capitale.

Ce que la codification change dans la pratique : Prévisibilité pour les procureurs, incertitude pour tous. Le harcèlement discrétionnaire devient un comportement passible de poursuites avec des sanctions définies.

Isolation préventive. Les journalistes éviteront tout contact avec l’étranger ; les universitaires annuleront leurs échanges ; les ONG supprimeront leurs subventions internationales ; les artistes s’autocensureront par défaut.

Portée extraterritoriale. En citant nommément les médias et organisations étrangers et en criminalisant les communications courantes, l’État étend son intimidation transnationale, en mettant sur liste noire les proches en Iran et en dissuadant les contacts avec la diaspora.

En exigeant l’autorisation préalable des services de renseignement pour parler aux médias étrangers, le projet de loi entre en conflit avec l’article 19 du PIDCP (liberté d’expression), qui interdit toute restriction préalable, sauf dans des conditions strictes et nécessaires. Conditionner les bourses et les échanges à des contrôles de sécurité porte atteinte à l’article 13 du PIDESC (droit à l’éducation) et à la norme plus large de la liberté académique. Depuis des années, le régime iranien viole ces normes dans la pratique ; le projet de loi codifie cette violation, mettant au défi les observateurs extérieurs de traiter la répression comme une loi nationale.

La logique politique : légiférer sur la peur
Les responsables justifient ce plan par une défense contre la « guerre psychologique » et l’espionnage. La logique plus profonde est un repli sur soi défensif après les soulèvements nationaux de 2022-23 et les cycles de protestations répétés depuis 2017. L’État sécuritaire a toujours traité la communication comme une contagion : un appel Skype à une salle de presse, un séminaire en Europe, une formation d’ONG. La codification a deux effets : elle simplifie les poursuites et délégitime les contacts par la loi, permettant aux autorités de dire : « Nous appliquons la loi », plutôt que d’admettre qu’elles criminalisent la liberté d’expression et d’association.

L’effet immédiat sera le respect par le silence. L’effet à moyen terme sera une accélération de la fuite des cerveaux : les étudiants et les chercheurs partiront pour ne plus revenir ; Les professionnels qualifiés réorienteront leurs carrières à l’étranger. Les universités seront exclues des réseaux qui stimulent la science et l’innovation ; les associations indépendantes dépériront faute de ressources légales. La culture s’effondrera, car l’art sans risque est de la propagande.

Il ne s’agit pas tant d’un nouveau tournant que du dernier tour de vis. Le projet de loi de « contre-infiltration » de Téhéran ne crée pas un État sécuritaire ; il légalise celui qui existe déjà. En traitant le savoir, la communication et les échanges culturels comme des menaces pour la sécurité, les dirigeants inscrivent dans la loi leur crainte de longue date de l’ouverture. Il en résulte un pays où les contacts ordinaires sont de la contrebande, le journalisme une transaction pré-autorisée et l’éducation autorisée par les services de renseignement. Pour le régime, la codification promet une simplification administrative. Pour la société iranienne, elle promet moins de voix, moins de passerelles et moins de raisons de rester.

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